Disparition de mon arrière-grand-père Georges Alexandre Carluy
La Gazette de l'Oise

 

Mercredi 4 Juillet 1934

Sur la route de Creil samedi, un marchand de bois de Senlis est tué par un automobiliste qui s'enfuit.

Le public n'a encore pas oublié le geste criminel du Comte de Ségur et sa condamnation à un an de prison pour homicide et délit de fuite, qu'un accident aussi épouvantable vient d'endeuiller une famille de Senlis et consterner nos concitoyens.

Partant à son travail samedi matin de bonne heure, M. Georges Carluy, âgé de cinquante ans, bûcheron, demeurant rue du lion à Senlis, a été tamponné par une auto sur la route de Creil, à six cents mètres à peine de la place de Creil. On n'a retrouvé qu'un cadavre horriblement mutilé, gisant sur une bicyclette complètement écrasée. A terre, seulement quelques morceaux de verre provenant du véhicule tamponneur et c'est tout. Imitant le geste du Comte de Ségur, l'automobiliste a fui.

Une femme et quatre enfants pleurent aujourd'hui un être cher. Devant la douleur qui les étreint, la Gazette de l'Oise s'incline avec tristesse et leur adresse ainsi qu'à toute la famille ses bien sincères condoléances.

   Au gué de Creil

M. Carluy avait quitté son domicile vers quatre heures moins le quart pour se rendre à bicyclette dans une coupe de bois à Aumont. Son jeune fils devait le rejoindre vers six heures. C'est lui qui le découvrit mort le long du talus qui se trouve au milieu de la petite côte du lieu-dit "le gué de Creil". Deux employés des Ponts et Chaussées qui se rendaient à Creil vinrent également à passer et prévinrent les gendarmes. Il était six heures moins dix.

Le malheureux Carluy était couché complètement sur le talus droit, sens de sa marche, sa bicyclette dans les jambes. La roue avant de sa machine était en huit, celle de derrière était aplatie, le guidon côté gauche était brisé net. le corps était replié en arrière, la tête portant une large plaie était méconnaissable, le genou gauche pendait.

Spectacle horrible, affreux à la pensée que le coupable a continué sa route sans se soucier de sa victime et a fui lâchement pour éviter les responsabilités.

Le chef Scory et le gendarme Devos commencèrent l'enquête. Ils crurent tout d'abord que le cycliste avait été fauché par une auto le doublant dans la côte. Tout de suite ils recherchèrent des traces de freinage. Aucune n'était visible ni avant ni après le point de choc. Nous avons dit que des morceaux de verre provenant d'un phare de véhicule avaient été trouvés sur place. les gendarmes dirigèrent leurs recherches pour trouver d'autres morceaux de verre en direction du passage à niveaux, c'est à dire vers Creil. Ils n'en trouvèrent point. Par contre ils en ramassèrent en retournant vers Senlis.

La première hypothèse qu'on s'était faite de l'accident tomba.

La victime a été fauchée de face par un voiture venant de Creil, aucun doute n'était possible. Carluy, descendant la petite côte a du voir venir sur lui un véhicule circulant à gauche. Il se plaça alors complètement à droite le long du talus - les roues de sa bicyclette étaient tout à fait en bordure de l'herbe - et, malgré ces précautions, il a été fauché là, écrasé entre le talus et le coté gauche de la voiture.

En face des Etablissements Valex des morceaux de verre ont été trouvés, sur la place de Creil, sur le cours du Montauban également. Le chauffard a donc pris la direction de Senlis. S'est-il aperçu de l'accident au moment du choc? Peut-être pas.

Le cycliste a du être tamponné par un camion ou un véhicule lourd. Une voiture n'aurait pu supporter sans accroc ce choc qui fut violent. Au surplus, le corps n'a pas bougé, il fut écrasé sur place, encore une raison qui nous fait croire que c'est un camion qui a occasionné l'accident. Pourquoi se trouvait-il complètement à gauche? Sans doute le conducteur dormait sur son siège, le bruit de son véhicule a pu l'empêcher de percevoir le bruit du choc.

L'accident fut rapidement téléphoné aux brigades de gendarmerie de la région et au services des recherches à Paris.

Malheureusement comme il a dû se produire vers quatre heures du matin et qu'il n'a été connu qu'à six heures, le chauffeur a eu le temps de prendre le large.

Mais s'il a ignoré en cours de route l'accident dont il est l'auteur, il n'a certainement pas manqué de s'apercevoir à la rentrée au garage qu'un phare ou les deux étaient brisés par un choc. Par conséquent s'il avait eu un peu de courage, il eût du chercher à se renseigner et à s'expliquer.

Attendons encore un peu avant de le blâmer, peut-être ne restera-t-il pas sourd aux appels de sa conscience.
 

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M. Georges Carluy était un grand mutilé de guerre, il s'est conduit en héros sur le champ de bataille et sa boutonnière portait les décorations des braves ( Croix de Guerre 1914-1918, Médaille Militaire ). Ses obsèques ont eu lieu hier mardi à Senlis.

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Samedi 7 Juillet 1934

Arrestation du chauffard qui, sur la route de Creil après avoir écrasé un bûcheron, avait pris la fuite.

   C’est un polonais de Vaudherland - Il s’était endormi au volant

" Le chauffard est arrêté ", c’est par cette parole que nous accueillent les gendarmes de Senlis qui avec une persévérance et une perspicacité auxquelles nous tenons à rendre hommage tout de suite, recherchaient le véhicule ayant écrasé sur la route de Creil le malheureux bûcheron Georges Carluy de Senlis.

L’enquête des policiers menée sous les ordres du capitaine Maudelonde, commandant la gendarmerie de l’arrondissement de Senlis prenait à nos yeux une tournure qui devait être couronnée de succès. En effet l’officier de gendarmerie et ses hommes dont on connaît depuis longtemps la belle conscience professionnelle rassemblaient au fur et à mesure un tas d’éléments pouvant leur donner la piste du chauffard. L’enquête s’annonçait difficile. C’était samedi vers 4 heures du matin que Carluy avait été tamponné, la gendarmerie ne fut prévenue que 2 heures plus tard. Pendant ce temps là, le conducteur avait pu prendre le large, au surplus, aucun autre indice que les morceaux de verre d’un phare ramassés sur les lieux.

Et pourtant la gendarmerie avait confiance dans le résultat de leurs recherches. Quant à nous qui les vîmes à l’œuvre en cette occasion nos espoirs de les voir retrouver le coupable n’étaient pas moins grands.

Toutes les brigades avaient été alertées. Des messages avaient été lancés dans toutes les directions. De nombreuses personnes de Creil, de Senlis, de la région et de Paris avaient été questionnées dans le but de faire découvrir un indice quelconque. C’est un de ces braves ouvriers agricoles qui travaillent actuellement à la cueillette des petits pois sur la route de Senlis à Creil qui donna le meilleur renseignement. Ce samedi matin il avait vu tout près de Creil en haut de la côte un camion à claire voie, rempli de bestiaux qui était arrêté tous feux éteints, l’avant dirigé vers Creil. Il pouvait être 3 heures du matin, le piéton avait signalé que le camion portait une inscription en rouge

Cette indication précieuse, on le devine, fut diffusée partout. Un coin du voile se soulevait. Le capitaine Maudelonde et ses inspecteurs explorèrent dans Paris vers les quartiers de la Villette et des Halles lundi et mardi. Le camion meurtrier ne pouvait pas tarder à être découvert.

   On le tient

C’est la presse qui précipita le mouvement. M. Compiègne entrepreneur des transports à Vaudherland (Seine-et-Oise) eut son attention attirée en lisant dans notre journal que des morceaux de verre provenant d’un phare avaient été ramassés sur la route de Creil.

Il se souvint qu’un de ses camions était rentré chez lui samedi matin avec un phare cassé prévint la gendarmerie mercredi dans la soirée, le lendemain le chauffeur était arrêté.

   Le camion se trouvait à Senlis

Après l’accident, le chauffeur était rentré à Vaudherland, le lendemain matin son patron ayant remarqué qu’un phare était brisé lui en demanda la raison. " Ce n’est rien, lui répondit-il, c’est sans doute une branche d’arbre qui a occasionné la casse. "

M. Compiègne n’insista pas outre mesure surtout qu’il était pressé puisqu’il partait conduire une enfant souffrante sur une plage du Nord. Le chauffeur, un polonais nommé Wanznice Brzostowicz, 26 ans, demeurant rue de Paris à Thillay (Seine-et-Oise) repartait lundi avec sa voiture pour Paris. Mardi il effectuait comme à l’ordinaire sa tournée dans la région de Pont-Sainte-Maxence. Le soir, il remisait le camion dans la ferme de M. Compiègne père, à Villeret, qui rendait habituellement ce service à son fils lorsque celui-ci avait plusieurs transports à faire dans la région de Senlis.

   Reconstitution de l’accident

Dès le premier coup d’œil sur le véhicule, nous eûmes la conviction que nous avions en face de nous l’engin meurtrier. C’était bien la voiture rouge à claire voie que l’ouvrier agricole avait signalée sur la route de Creil samedi vers 3 heures du matin :

Un Saurer de 22 CV pouvant transporter 10 tonnes de marchandises et mesurant 7m75 de long et 2m50 de large. Le parquet de Senlis jugea bon de poursuivre l’enquête sur les lieux. A 15 heures sur la route de Creil, devant un grand nombre de curieux, eut lieu la reconstitution en présence de M. Chevalier, procureur de la République, M. Mellottée, substitut, M. Marquiset, juge d’instruction, M. le capitaine Maudelonde, M. Pater, greffier.

 

Le chauffard qui avait été arrêté chez lui et amené à Senlis, prit place sur son siège à côté d’un gendarme et plaça son camion dans les diverses positions que lui indiquaient les magistrats. La preuve de la culpabilité est faite par les morceaux de verre ramassés sur la route. Le verre du phare droit qui est encore en bon état porte l’inscription " Maglum ". Parmi les morceaux de phare gauche retrouvés auprès du malheureux Carluy qui sont absolument identiques à l’autre verre l’inscription " Maglum " se lit également.

   La thèse du chauffard

Brzostowicz revenait de Mouy où il avait chargé des vaches et des taureaux chez M Trenois, boucher. Il était parti de la cour de ce dernier à minuit 45. La marche de son camion avait été normale jusqu’au haut de la côte de Creil où le chauffard tomba de sommeil. Il se gara sur l’accotement et s’endormit sur son siège.

Après s’être reposé une coupe d’heures le Polonais remis son camion en marche et se dirigea vers Senlis. " Je venais de traverser le passage à niveau, dit-il, lorsque j’ai aperçu à environ 100 m. de moi un cycliste venant dans ma direction mais j’étais encore en demi-sommeil. A un certain moment à 60 m. env. avant d’arriver en haut de la côte du Gué de Creil, j’ai ressenti un choc, j’ai eu un sursaut, je me suis aperçu que j’étais complètement à gauche, j’ai braqué à droite pour rejoindre le milieu de la chaussée et j’ai continué mon chemin.

" Mais le cycliste ? lui demande-t-on, vous l’aviez vu, c’est lui que vous tamponné et tué. "
" A ce moment là, répondit-il, je n’ai plus pensé au cycliste, j’ai cru qu’il était passé près de moi avant. "

Cette thèse laissa très sceptique les magistrats et il y a de quoi. Comme eux nous avons peine à croire qu’un homme à bicyclette puisse être écrasé le long d’un talus sans que le conducteur s’en aperçoive. Un Saurer de 10 tonnes fait certainement du bruit en roulant mais le choc d’un homme accompagné de bruits de verre tombant sur la chaussé doit tout de même être ressenti assez fortement.

Nous croyons plutôt que ce Brzostowicz fait partie de ces criminels qui considèrent la route comme terrain conquis et qui ne songent qu’à fuir lorsqu’ils sentent leur responsabilité engagée dans un accident. C’est le cas de celui-ci. Il avait vu le cycliste à 100 m. devant lui, il ressent un choc, il est à gauche, sa faute est donc indéniable, une seule idée : s’enfuir, et puis cet automobiliste s’aperçoit à sa rentrée au garage qu’il a brisé un phare. Croyez-vous qu’il va essayer de savoir si un accident a eu lieu sur la route qu’il a suivie ?

Allons donc, "c’est une branche qui a cassé le phare", dit-il au patron et il ne s’inquiète pas davantage.

Des gens de cette trempe là sont des dangers publics contre lesquels malheureusement on ne sévit pas toujours assez. En attendant sa comparution devant le tribunal de Senlis, ce chauffard polonais a été écroué sous l’inculpation de délit de fuite et d’homicide par imprudence. Son patron qui est assuré sera déclaré civilement responsable.

Mardi à 15 heures ont eu lieu les obsèques de M. Georges Carluy, bûcheron, 4 rue du Lion à Senlis qui trouva la mort dans cet accident d’automobile dont les circonstances ont été relatées dans notre numéro de mercredi.

Une foule nombreuse et recueillie suivit la dépouille mortelle au cimetière de Senlis. D’importantes délégations de l’Union Nationale des Combattants de Senlis et de Chamant dont le défunt faisait partie marchaient en tête de cortège.

Mme Veuve Carluy et ses 4 enfants reçurent en cette triste circonstance des témoignages de sympathie d’un grand nombre d'amis.